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Biens culturels dérobés en Turquie : le vol justifié par le droit français

iznik

 
La Cour d’appel de Paris, dans un arrêt daté du 24 janvier 2014, vient de rendre une décision qui a pour effet de cadenasser toute possibilité de récupération des biens culturels volés à la République de Turquie ou à l’empire ottoman par les Français.

 

I- L’affaire

L’affaire concernait un carreau de céramique recouvert d’un décor polychrome faisant apparaître une palme bleue garnie d’une tulipe blanche sur des tiges d’églantines et accompagnée, aux angles, de mandorles ornées d’œillets sur fond rouge. Le carreau (27,5 x 17,5 cm²) confié par son propriétaire apparent à une société de ventes volontaires, devait être vendu à des enchères prévues en décembre 2007. Le catalogue des ventes précisait : « Carreau dit de « la mosquée d’Eyüp » ».

Apprenant l’existence d’un carreau provenant – peut-être – de son territoire, la République de Turquie, fidèle à sa politique du retour à la patrie des biens culturels volés, obtint du juge des référés du tribunal de grande instance de Paris que le bien soit retiré de la vente jusqu’à ce que le réel propriétaire du carreau soit identifié. Selon elle, le carreau aurait en fait été dérobé à la mosquée d’Eyüp en 1919. Afin de pouvoir établir la réalité de ce vol, la Turquie demanda au tribunal que lui soit accordée la possibilité d’effectuer une expertise sur le carreau.

Le tribunal rendit sa décision le 18 mars 2010. Il rejeta les demandes de la Turquie y compris la demande d’expertise au motif que le droit français, à savoir l’article 2276 du Code civil, pose une présomption selon laquelle le possesseur « de bonne foi » d’un bien en est le légitime propriétaire. Point n’est besoin d’aller voir plus loin.

La Turquie interjeta appel de ce jugement. Et c’est la décision de la Cour d’appel, dans cette affaire, qui vient d’être rendue, ce 24 janvier 2014.

 

II- La décision de la cour d’appel de Paris

L’arrêt de la cour, en vérité, reprend, peu ou prou, les motifs avancés par le tribunal de grande instance pour rejeter, lui aussi, les demandes de la Turquie. Dans la mesure où celle-ci ne démontrerait pas que le carreau a été volé en 1919 et que l’actuel possesseur serait de mauvaise foi, son action en revendication du carreau doit être rejetée tout comme sa demande d’expertise.

Cette décision est péremptoire car il y a quelque folie à exiger une preuve sans donner les moyens à celui qui doit la rapporter, d’établir cette preuve. Comment reprocher à la Turquie de ne pas prouver que le carreau litigieux a été volé en 1919 sans l’autoriser auparavant à commettre un expert dans ce but ?

La Turquie avait bien tenté de prouver « à distance » que le carreau provenait bel et bien de la mosquée d’Eyüp via certains documents d’époque relatant le vol mais ce type de preuve, dans l’absolu, peut difficilement emporter la conviction. D’autant plus que, face à elle, la Turquie avait à lutter contre le témoignage d’un conservateur et restaurateur d’objets d’art qui insistait sur le fait que le carreau litigieux possédait un « trou de fixation » datant du 19e siècle et laissant donc supposer que ce carreau avait servi d’ornement, sur un mur, bien avant 1919.

La logique eût voulu que la Turquie puisse commettre un ou des experts assermentés et puisse démontrer, si la chose était possible, la validité de sa thèse. Mais la Cour ne lui en donna pas la possibilité :

l’ensemble de ces constatations [à savoir les documents fournis par la Turquie et le témoignage du restaurateur] ne permet pas de retenir que le carreau litigieux provient bien du vol commis en 1919 à la mosquée d’Eyüp sans qu’il soit nécessaire de recourir à la mesure d’expertise longue et coûteuse sollicitée dès lors que l’existence d’une possession irrégulière ou de mauvaise foi de M. X, seule de nature à écarter l’application des dispositions de l’article 2276, n’est pas davantage démontrée »

Certes, rien ne permet d’affirmer que ce carreau a été volé en Turquie en 1919. Mais, à supposer que cela soit avéré, cette décision aura offert à l’auteur du vol et à ceux qui en tirent profit, une protection formidable au motif du coût élevé et de la durée, jugée excessive, d’une expertise.

 

III- Les recours dont dispose encore la Turquie

Dans cette affaire, la Turquie, on l’espère, va se pourvoir en cassation. Et, si elle n’obtient pas gain de cause, rien ne lui interdit d’aller « plus haut ».

Certes, la saisine de la Cour internationale de Justice aurait peu de chances d’aboutir car il faudrait trouver un moyen de donner compétence à la Cour ce qui, en l’espèce, paraît difficile mais pas nécessairement impraticable.

En revanche, la Cour européenne des Droits de l’Homme pourrait constituer un forum idéal en l’espèce. Elle a compétence sur le fondement de l’article 33 de la Convention européenne des Droits de l’Homme. Qui plus est, l’article 1er du premier protocole additionnel à ladite convention protège le droit de propriété y compris dans les cas d’une dépossession d’un État qui aurait eu lieu avant l’entrée en vigueur de la Convention (à condition d’argumenter). La Turquie pourrait dès lors, fort bien faire valoir que le juge français l’a empêchée de « démontrer » la réalité des droits qu’elle croit détenir sur ce carreau au mépris – pourquoi pas ? – du droit à un procès équitable.