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Affaire « Dieudonné » – Dans la peau des juges internationaux

CEDH-1

 

 

 

Ce qu’il convient d’appeler l’affaire « Dieudonné » a fait couler beaucoup d’encre. Mais rares sont les juristes qui se sont interrogés sur la compatibilité de la solution choisie par le Conseil d’État avec les standards fixés par les juges internationaux spécialisés dans le domaine des droits de l’homme.

Eu égard aux traités que la France, en la matière, a ratifiés, il n’existe que deux organes internationaux devant lesquels l’affaire pourrait être déférée par Dieudonné en vue de censurer la décision du Conseil d’État et donc d’obtenir une condamnation de la France pour violation des droits de l’homme.

Ces organes sont la Cour européenne des Droits de l’Homme (1), d’une part, et le Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies (2), d’autre part. Chacun d’entre eux aurait compétence pour connaître de cette affaire et, le cas échéant, pour ordonner à la France le versement de dommages-intérêts voire plus.

 

I- La Cour européenne des Droits de l’Homme

Les juges de la Cour européenne des Droits de l’Homme n’entreront pas dans les considérations développées par le Conseil d’État qui applique le droit interne. Leur mission consiste seulement à « dire » si la Convention européenne des Droits de l’Homme a été violée ou non, par tel ou tel État.

En l’espèce, les articles pertinents à l’affaire « Dieudonné » sont les articles 6 et 10 qui portent respectivement sur le droit à un procès équitable et la liberté d’expression. Pour chacun de ces articles, les arguments au soutien d’une violation, ne manquent pas.

Concernant le droit à un procès équitable, le plaignant pourrait ainsi invoquer la violation du principe d’ « impartialité objective », notion cardinale empruntée au droit anglais et largement développée par la Cour, qui veut les juges nationaux soient impartiaux et, qui plus est, donnent l’apparence d’être impartiaux. En l’espèce, le juge du Conseil d’État, dans son extrême précipitation à juger l’affaire, loin de la sérénité exigée pour une bonne administration de la justice, est apparu aux yeux de beaucoup comme une béquille au soutien du ministre de l’intérieur, au service du pouvoir en place.

Sur la violation de la liberté d’expression du requérant, le débat au sein des juges de la Cour se focaliserait nécessairement sur la question de savoir si l’atteinte portée, en l’espèce, à cette liberté est justifiée c’est-à-dire « nécessaire dans une société démocratique » ou, selon l’expression habituellement utilisée par la Cour, si elle répond à un « besoin social impérieux ». Difficile de prévoir quelle serait la majorité qui se dégagerait au sein de la chambre ayant à juger cette affaire.

Il convient toutefois d’ajouter que les juges de la Cour, dans certains cas, savent faire preuve d’une certaine frilosité. L’article 17 de la Convention peut les y aider en leur fournissant une excellente excuse*. Certaines plaintes ont ainsi été purement et simplement écartées au motif qu’elles viseraient à la « destruction des droits ou libertés reconnus dans la […] Convention » (ce que dit l’article 17). Cet article a déjà été appliqué pour écarter une plainte, pour violation de la liberté d’expression, dans laquelle les requérants se plaignaient de n’avoir pu tenir des propos incitant à une forme de discrimination raciale (une affaire ancienne puisqu’elle date de 1979 : Glimmerveen et Hagenbeeck c/ Pays-Bas).

En tout état de cause, la jurisprudence de la Cour est suffisamment étoffée pour trouver matière à argumenter au soutien d’une violation de la Convention. Et, si, in fine, la France venait à être condamnée, le Conseil d’État et les juridictions administratives qui lui sont inférieures, auraient à faire marche arrière ce qui signifie : veiller à ce que les spectacles du requérant soient joués. La Cour pourrait également ordonner à la France de verser des indemnités au requérant correspondant au manque à gagner dont il a souffert par l’annulation de ses spectacles.

 

II- Le Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies

Le Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies est chargé de veiller au respect du Pacte international relatif aux Droits civils et politiques dont la France s’est engagée à faire application.  Les droits et libertés protégés par le Comité sont, dans leur formulation, globalement les mêmes que ceux protégés par la Cour européenne des Droits de l’Homme à ceci près que la manière dont les membres du Comité et les juges de la Cour les interprètent, n’est pas toujours identique.

Le principe d’ « impartialité objective » est un principe consacré par le Comité et, pour les mêmes raisons que devant la Cour, il se pourrait fort bien que le Comité conclue à un constat de violation du droit à un procès équitable (article 14 du Pacte) dans l’affaire « Dieudonné ». La précipitation excessive du Conseil d’État est, de ce point de vue, incompatible avec les impératifs d’une bonne administration de la justice.

Concernant le droit à la liberté d’expression (article 19 du Pacte), le Comité estime, d’une manière générale, que toute restriction en la matière doit être prévue par un texte, doit viser l’un des objectifs énoncés à l’article 19 et, surtout, doit être nécessaire pour atteindre un objectif légitime.

Or, il se trouve que le Comité a déjà eu à connaître d’une affaire qui rappelle, sous certains aspects, l’affaire « Dieudonné ». Il s’agit de l’affaire Faurisson c/ France dans laquelle l’auteur de la plainte, M. Faurisson, se plaignait d’avoir été condamné par les tribunaux français pour atteinte aux droits et à la réputation d’autrui en application de la loi « Gayssot ». Le débat au sein du Comité semble, à l’époque, s’être concentré sur la question de la « nécessité » d’une telle loi.

Aux termes d’une décision très motivée, la majorité du Comité conclut à l’absence de violation du droit à la liberté d’expression. La minorité, quant à elle, formula un certain nombre d’opinions individuelles, fait intéressant sur le plan juridique et qui dénote assurément un certain embarras.

Toutefois, l’affaire « Faurisson » n’est pas l’affaire « Dieudonné ». L’un est historien, l’autre est un artiste comique. L’un nie l’existence des chambres à gaz, l’autre se moque de la shoa. Il y a donc une nette différence entre ces deux affaires. Qui plus est, la décision du Comité concernant M. Faurisson est assez ancienne sur le plan juridique (1996). La jurisprudence du Comité a évolué depuis lors. Et nul, aujourd’hui, ne peut prévoir s’il jugerait nécessaire, la restriction de la liberté d’expression d’un artiste comique.

Là encore, si le Comité venait à « condamner » la France, il aurait tout loisir de lui enjoindre d’autoriser les prochains spectacles de Dieudonné et de demander à ce que lui soit versée une indemnité couvrant le manque à gagner imputable aux interdictions prononcées.

Au terme de ce succinct jeu de rôles, rien n’est donc certain. Ni dans un sens, ni dans un autre et ce, contrairement à ce que certains prétendent. Une partie substantielle du résultat dépendra d’ailleurs de l’habileté des avocats de Dieudonné et de leur connaissance du droit international des droits de l’homme.

Dans ces conditions, quel forum devrait choisir Dieudonné ?

Assurément, le plus utile c’est-à-dire celui qui lui offrirait les chances de réussite les plus élevées à savoir le Comité des Droits de l’Homme. La sociologie de ses membres qui sont issus du monde entier et donc, en partie, épargnés par les débats récurrents qui agitent l’Europe depuis la fin de la seconde guerre mondiale, lui serait, par nature, plus favorable.

On voit mal, par ailleurs, la Cour européenne prendre le risque de subir les éventuelles critiques d’Israël, membre observateur du Conseil de l’Europe, l’organisation internationale qui la chapeaute. Cette cour a, par le passé, pris des risques (cf. affaires Chypre c/ Turquie ou Matthews c/ Royaume-Uni). Ce n’est plus le cas aujourd’hui (cf. Saramati c/ Allemagne, France et Norvège).

Bien sûr, le « Comité » n’est pas la « Cour ». Ses décisions ne sont peut-être pas revêtues de la même aura…

Actualisation au 30 novembre 2015 : la Cour européenne des Droits de l’Homme, saisie finalement de l’affaire, a déclaré la requête de monsieur Dieudonné M’Bala M’Bala irrecevable sur le fondement de l’article 17 de la Convention (cf. CEDH, 10 novembre 2015, requête n°25239/13, M’Bala M’bala c/ France).